EXTRAIT:

      Je quitte le bloc vers 22 heures. J’ignore combien de personnes sont passées sur ma table d’opération. Chaque fois que j’en finissais avec l’une, les battants du bloc s’écartaient sur un
nouveau chariot. Certaines interventions n’ont pas demandé beaucoup de temps, d’autres m’ont littéralement usé. J’ai des crampes partout, et des fourmillements autour des articulations. Par moments, ma vue s’embrouillait et je me sentais pris de vertige. Ce n’est que lorsqu’un gosse a failli me claquer entre les mains que j’ai jugé raisonnable de céder ma place à un remplaçant. De son côté, Kim a perdu trois patients, les uns après les autres, comme si un sortilège s’amusait à réduire en pièces ses efforts. Elle a quitté la salle 5 en pestant contre elle-même. Je crois qu’elle est montée dans son bureau pleurer les larmes de son corps. D’après Ezra Benhaïm, le nombre de morts est revu à la hausse ; nous en étions à dix-neuf décès – dont onze écoliers qui fêtaient l’anniversaire d’une
camarade dans le fast-food ciblé –, quatre amputations et trente-trois admissions critiques. Une quarantaine de blessés ont été récupérés par leurs proches, d’autres sont rentrés chez eux par leurs propres moyens après les soins d’urgence.
      Dans le hall d’accueil, des parents se rongent les ongles en arpentant la salle d’un pas somnambulique. La majorité ne semble pas réaliser tout à fait l’ampleur de la catastrophe qui vient de la frapper. Une mère éperdue se cramponne à mon bras, les yeux incisifs. « Comment va ma petite fille, docteur ? Est-ce qu’elle va s’en tirer ? »… Un père rapplique ; son fils est en réanimation. Il veut savoir pourquoi l’opération perdure. « Ça fait des heures qu’il est là-dedans. Qu’est-ce que vous êtes en train de lui faire ? » Les infirmières sont harcelées de la même façon. Elles s’escriment tant bien que mal à calmer les esprits en promettant d’obtenir les informations qu’on leur réclame. Une famille m’aperçoit en train de rassurer un vieillard et commence à déferler sur moi. Je dois battre en retraite, prendre par la cour extérieure et contourner entièrement l’immeuble pour me rendre dans mon bureau.


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fadilokl

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